Juges fédéraux : le génie du tirage au sort

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Le Temps, 18.11.2021

Nenad Stojanović, politologue et responsable du projet Demoscan à l’Université de Genève

Le 28 novembre prochain, nous serons amenés à voter pour ou contre l’initiative sur la justice. Celle-ci s’articule en deux points principaux: le premier propose que les juges fédéraux soient nommés jusqu’à l’âge de 69-70 ans (et non pas «à vie», comme affirment trompeusement certains adversaires). Toutefois, en cas de violation grave de leurs devoirs, le parlement pourra les destituer. Aujourd’hui, par contre, ils et elles restent en fonction jusqu’à 68-69 ans, mais doivent se soumettre à une réélection par le parlement tous les six ans. C’est une pratique sans égale dans les pays démocratiques qui met en danger leur indépendance, comme par ailleurs témoigné par certains juges qui ont osé en parler. Le second changement proposé par l’initiative est la désignation des juges par un tirage au sort qualifié, où tout juriste ayant les compétences requises pourra participer.

Ces dernières semaines, nous avons pu lire plusieurs avis qui discréditent, voire ridiculisent, le tirage au sort. Pour certains, c’est comme jouer au casino: le hasard serait disqualifiant pour les personnes qui en sortent gagnantes. Pour d’autres, il y a le risque que la sélection aléatoire puisse conduire à un organe mal équilibré où, par exemple, seuls les hommes blancs de droite seraient représentés. Pour d’autres encore, cela ne permet pas de choisir les «meilleurs». En réalité, il s’agit de spéculations dépourvues de toute base scientifique. Si je défends le tirage au sort, c’est parce que beaucoup d’études scientifiques démontrent son utilité. Il en va de même pour nos expériences de terrain menées dans le cadre du projet Demoscan (à Sion, Genève, Lausanne ou encore Uster) et qui permettent de réfuter chacune des trois critiques évoquées ci-dessus.

Des mécanismes inégalitaires

Premièrement, plusieurs études scientifiques – notamment celles de Joël Berger, Margit Osterloh et Katja Rost des universités de Berne, Bâle et Zurich – signalent «l’effet humilité» du tirage au sort. Loin d’être «disqualifiant», il permet de freiner l’émergence des sentiments de supériorité, et donc d’une idée erronée qu’on se fait de soi-même («J’ai été choisi parce que je suis le meilleur et parce que je l’ai mérité»). Or, derrière le mythe du mérite se cachent souvent des mécanismes inégalitaires dus aux avantages structurels. Pensons seulement à tous nos politiciens dont les parents ont aussi été politiciens, ou alors juges ou professeurs d’université. Souvent, ces personnes critiquent le tirage au sort, mais oublient que c’est le fruit d’un autre hasard, fort inégalitaire cette fois-ci, qui fait qu’elles sont nées dans la «bonne» famille.

Les règles de la probabilité assurent qu’il est de facto impossible que le tirage au sort produise un organe avec (supposons) seulement des hommes blancs de droite

Deuxièmement, les règles de la probabilité assurent qu’il est de facto impossible que le tirage au sort produise un organe avec (supposons) uniquement des hommes blancs de droite. Une simulation effectuée un million de fois par des statisticiens de l’Ecole polytechnique de Zurich a ainsi démontré qu’en présence de personnes qui sont affiliées, en proportions égales, à cinq courants politiques différents, le tirage au sort aura comme résultat – dans 92% des cas – que chacun de ces courants obtienne entre six et dix sièges au Tribunal fédéral, et ceci sur une période de trente ans. Aujourd’hui, à titre de comparaison, le PS en a cinq (sur 38) et les Verts quatre, contre 12 de l’UDC.

Pas au détriment de la qualité

Confirmant les simulations, notre expérience Demoscan à Genève, en septembre dernier, s’est fondée sur une sélection aléatoire initiale de 3000 personnes parmi celles et ceux qui ont le droit de vote au niveau cantonal. Bien que dans une deuxième étape on ait combiné le hasard avec certains critères de représentativité (âge, genre) pour sélectionner le panel de 21 personnes, l’origine nationale ou la couleur de peau n’y figuraient pas. Néanmoins, dans le panel final, on retrouve un homme et trois femmes noires, ainsi que plusieurs autres personnes d’origine étrangère. Je vous invite à comparer ces résultats avec la composition du parlement fédéral ou d’un quelconque parlement cantonal.

Troisièmement, le tirage au sort ne s’opère pas au détriment de la qualité, bien au contraire. Dans nos expériences de terrain, la capacité des citoyennes et citoyens «ordinaires» de comprendre et de délibérer sur des enjeux politiques complexes n’avait rien à envier à celle des responsables politiques. Finalement, l’étude de Berger, Osterloh et Rost démontre qu’on obtient plus de candidatures de qualité, notamment des femmes, si l’on sait en amont qu’à la fin du processus seul le hasard tranchera.

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