La peur de la démocratie

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Pages de Gauche, mars 2013 (www.pagesdegauche.ch)

Nenad Stojanovic*

La démocratie est une bête vraiment bizarre. Personne ne songerait à laisser décider une assemblée, au scrutin majoritaire, si un hôpital doit engager le candidat A plutôt que la candidate B à un poste de chirurgien·ne. Il va de soi qu’il faut choisir le candidat qui a les meilleures qualités pour faire le travail.

Mais pour choisir nos gouvernant·e·s, dont les décisions concernant nos vies sont tout aussi graves et importantes que celles des médecins, on préfère laisser voter les citoyen.e.s, c’est-à-dire le demos, le peuple. En démocratie directe, telle que pratiquée en Suisse, on laisse la majorité du peuple (et parfois, hélas, des cantons) décider, souvent sur des sujets très complexes. Le “citoyen commun” n’est donc que rarement en mesure de prendre des décisions en toute connaissance de cause. En outre, le peuple, on le sait bien, se laisse facilement manipuler.

Cette méfiance de base envers les capacités des citoyens de prendre des décisions politiques se reflète dans le fait que (1) la plupart des pays dits démocratiques n’ont pas opté pour la démocratie directe, (2) la plupart de ces pays sont des démocraties parlementaires, où l’on permet bel et bien aux citoyens d’exprimer leurs choix politiques généraux (voter pour un parti de droite ou de gauche, conservateur ou libéral, etc.), mais où les “décisions complexes” – faire les lois, nommer le gouvernement, élire les juges, etc. – sont déléguées aux partis et aux députés.

La Suisse, on le sait bien, a suivi un autre chemin: premièrement en optant pour la démocratie directe, et deuxièmement parce que les citoyen·ne·s suisses peuvent élire les membres des exécutifs communaux et cantonaux directement, sans passer par les parlement.

La gauche, et le Parti socialiste en particulier, a joué un rôle central dans ce développement. C’est la gauche qui s’est battue pour la diffusion de la démocratie directe, à partir des mouvements de Zurich dans les années 1860/70, et c’est la gauche qui, encore aujourd’hui, utilise l’arme du référendum et de l’initiative populaire pour faire avancer le progrès social, l’égalité, la solidarité. C’est la gauche qui s’est battue (voir les votations de 1900 et 1942) afin que l’exécutif fédéral, lui aussi, soit élu directement par le peuple. Et ce n’est pas un hasard: la gauche a pu entrer dans les exécutifs cantonaux et communaux grâce à l’élection directe. S’il avait fallu passer à ce moment par les législatifs, où la droite était traditionnellement majoritaire, cela n’aurait pas été possible.

Certes, ces mêmes voies démocratiques permettent aussi à nos pires adversaires, notamment à la droite nationale-conservatrice, de gagner de temps en temps une votation populaire ou d’accéder à l’exécutif. Le vote sur les minarets n’aurait pas été possible sans la démocratie directe. L’UDC ne serait pas entrée au gouvernement valaisan sans l’élection directe. Et pourtant, personne, dans le PS, ne songerait à abolir ces instruments démocratiques.

C’est donc une source de déception de devoir constater, lors du dernier congrès du PS à Lugano, ainsi que lors des deux dernières assemblées de délégué du PS suisse (à Thoune et à Soleure), que les dirigeant·e·s du PS (presque à l’unanimité), mais également une partie de la base, ont peur de la démocratie.

À Lugano et à Thoune, nous avons discuté de la proposition que les candidat·e·s du PS au Conseil fédéral soient nommés par la base (à travers des “primaires”, ou tout simplement au congrès) et non plus (et exclusivement) par le groupe parlementaire. À Lugano, une petite majorité y aurait été favorable, mais une organisation déplorable du décompte des voix de la part de la présidence (il manquait des scrutatrices·eurs!) a empêché d’arriver à un résultat final. À Thoune, la majorité des délégués (107 contre 87 et 1 abstention) a repoussé la discussion à une prochaine assemblée des délégué·e·s. La proposition a été finalement retirée, mais elle sera proposée de nouveau au prochain congrès.

À Soleure, seulement deux (!) délégués ont pris la parole lors de la discussion sur l’initiative populaire pour l’élection directe du Conseil fédéral. Bien que il y ait suffisamment de raisons pour ne pas être favorable au modèle spécifique proposé par l’UDC (notamment le manque de transparence dans le financement des campagnes et un quota mal conçu pour la “Suisse latine”), les argumentions officielles du Comité directeur était décevantes quant à leur méfiance envers la démocratie et notamment envers la capacité des citoyen·ne·s de choisir leurs propres représentant·e·s. Apparemment, on préfère laisser le monopole de la défense de la démocratie à l’UDC, en oubliant une partie importante de l’histoire de la gauche dans ce pays.

*Député au Grand Conseil et vice-président du PS Tessin

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