Le Temps, 24.7.2025.

Nenad Stojanović *
«Si les employés de mon office apprennent l’italien uniquement parce que c’est une belle langue, et non parce que c’est nécessaire à leur travail, j’ai décidé de leur couper ce cours payé par la Confédération». Ce sont les mots d’un directeur alémanique prononcés en 2003 lors d’une réunion où l’on discutait de coupes budgétaires potentielles, en présence d’autres directeurs d’offices fédéraux et du secrétariat général du Département fédéral concerné.
J’étais le seul Tessinois et, à 27 ans, de loin le plus jeune autour de la table et logiquement le moins gradé. Mais puisque je n’en croyais pas mes oreilles, et que je n’avais pas l’impression que les personnes présentes avaient saisi la gravité de l’affirmation, j’ai timidement levé la main pour rappeler à ce monsieur que l’italien n’était pas simplement una bella lingua utile à l’occasion d’escape à Ascona et en Ligurie, mais bien une langue nationale et officielle du pays. Que chaque citoyenne peut contacter l’administration fédérale et prétendre à recevoir une réponse en italien. Il va donc de soi qu’il s’agit d’encourager, et non de freiner, les employés fédéraux à l’apprendre.
La situation s’est améliorée depuis. Une loi et une ordonnance sur les langues, en vigueur depuis 2010, prévoient des mesures pour «sauvegarder et promouvoir» l’italien et le romanche. Dans ce contexte, le Conseil fédéral a créé le poste de déléguée fédérale au plurilinguisme, occupé depuis 2013 par la Tessinoise Nicoletta Mariolini.
Son mandat comprend l’évaluation, le suivi et la coordination de la mise en œuvre des objectifs stratégiques du Conseil fédéral en matière de plurilinguisme. Par exemple, pour la période 2024-2027, ces objectifs prévoient «l’immersion en italien» pour les apprentis et les cadres de l’administration. Des mesures qui vont dans la bonne direction. Mais encore faut-il qu’elles soient mises en œuvre.
En outre, l’ordonnance indique la fourchette à «viser» pour garantir une bonne représentation des langues dans l’administration fédérale, «y compris au niveau des cadres». Elle est relativement généreuse pour les italophones puisqu’elle se situe entre 6,5 et 8,5%. En effet, le dernier recensement détaillé, en 2000, indiquait que 6,5% de la population parlait l’italien comme langue principale.
Comme souvent en matière statistique, il convient toutefois de s’intéresser aux nuances. Ce pourcentage inclut les personnes résidant en dehors du Tessin et des communes italophones des Grisons, parmi lesquelles de nombreux ressortissants italiens, avec ou sans nationalité suisse. Ils et elles n’ont pas nécessairement de liens avec la Suisse méridionale et ses cultures grisonnes ou tessinoises, qui représente environ 4% de la population du pays. Cette différence découlant de la définition du terme «italophone » provoque parfois des débats sur la véritable sous- ou surreprésentation des italophones.
Autre exemple de nuance statistique, en 2016 je montrais que, calculée sur une période de 60 ans, il y a clairement sous-représentation des italophones au Conseil fédéral si on compte les étrangers italophones mais qu’ils sont légèrement surreprésentés si on compte uniquement les seuls citoyens suisses. Surreprésentation accentuée avec l’élection d’Ignazio Cassis en 2017.
Cette différence de définition crée aussi des incompréhensions: souvent, des politiciens tessinois se plaignent que le quota italophone soit occupé par des personnes d’origine italienne de la deuxième ou troisième génération, habitant la Suisse alémanique ou romande – et qui maîtrisent souvent mieux l’allemand ou le français que l’italien – et non par des personnes venant de la Svizzera italiana et qui puissent ainsi représenter les sensibilités spécifiques de cette région du pays.
Il ne s’agit pas ici d’ouvrir une discussion malsaine sur la pureté de l’italianità de tel ou telle élue. L’expérience montre toutefois que ce sont surtout les Tessinois ou les Grisons qui se manifestent lorsque l’italien est «oublié». Une analyse des interventions au parlement fédéral (publiée dans mon Dialogue sur les quotas, Presses de Sciences Po, 2013) montre qu’ils et elles protestent contre la sous-représentation des italophones dans l’administration fédérale, l’absence de certaines publications en italien ou que les achats de la Confédération oublient les entreprises de la Suisse méridionale.
Malgré la présence de nombreux élus d’origine italienne ou de binationaux suisses-italiens d’autres cantons, on ne constate malheureusement pas vraiment d’engagement hors des délégations tessinoises ou grisonnes. Ces alliés supplémentaires seraient pourtant précieux pour convaincre leurs collègues romands ou alémaniques de l’importance de la diversité linguistique.
À l’heure actuelle, il serait exagéré de considérer que l’italien est menacé au sein de la Confédération. Mais la vigilance est de mise. Le progrès de l’intelligence artificielle réduira probablement encore davantage l’incitation des employés fédéraux à apprendre l’italien (voir Le Temps du 22.7.2025). On peut y ajouter la position fragilisée de la langue de Dante au sein de la Société suisse de radiodiffusion, avec des coupes budgétaires – a fortiori si l’initiative « 200 francs, ça suffit ! » est acceptée en votation populaire – qui pourraient conduire à une réduction de la part des recettes de la redevance, actuellement fixée à 22%, réservée à la Radio télévision suisse de langue italienne (RSI). Autant de nouveaux défis pour la diffusion et l’utilisation de l’italien à travers tout le pays.
*Politologue, Université de Genève et Centre d’études de la démocratie d’Aarau