Le Temps, 30 mai 2013, p. 11. PDF
Nenad Stojanovic*
L’un des principaux arguments des adversaires de l’élection du Conseil fédéral par le peuple concerne l’impact de cette réforme sur la cohésion nationale. On en a une bonne idée, par exemple, dans l’opuscule Simulacre de démocratie**, publié à l’occasion de cette campagne. Vu que sept électeurs sur dix sont de langue allemande, comment assurer que les candidats de langue française et italienne aient une chance réelle d’être élus? Il serait mieux, paraît-il, de laisser aux 246 membres du parlement fédéral le soin de veiller à l’équilibre des différentes composantes linguistiques au sein du Conseil fédéral.
Je ne partage pas cet avis. Au contraire, la cohésion nationale sera renforcée si les citoyens peuvent élire directement leur gouvernement, dans une seule circonscription et au scrutin majoritaire. Pour comprendre cette thèse, il faut essayer d’entrer dans la peau d’un candidat potentiel au Conseil fédéral.
Supposons que vous êtes l’un des candidats provenant de la Suisse alémanique, par exemple de Saint-Gall. Votre français est approximatif. Vous ne parlez point l’italien. Vous n’avez visité la région lémanique qu’à l’occasion des assemblées des délégués de votre parti. Vous ne connaissez pas sa structure sociale, ni le rôle que les frontaliers français jouent dans son économie et dans sa vie politique. Est-ce que vous allez vous limiter à faire votre campagne à Aarau, Bâle, Berne, Lucerne et Zurich? Bien sûr que non. Car vous savez que, dans une élection au scrutin majoritaire, chaque voix compte. Souvent, on gagne ou on perd avec des écarts très restreints. Dès lors, vous avez un intérêt concret à faire votre campagne dans tous les pays. Mais pour participer à une table ronde à Lausanne ou à une soirée électorale à Locarno, vous devez bien vous préparer. Vous avez intérêt à connaître les dossiers politiques importants dans la région de Lausanne, par exemple la politique des transports. Vous devez vous informer sur les problèmes spécifiques d’une région périphérique comme le Tessin. Enfin, vous devez améliorer vos connaissances du français et peut-être même apprendre un petit peu l’italien. Une fois élu, vous aurez une meilleure vision de l’ensemble de la Suisse et de meilleures connaissances linguistiques. Et vous aurez un intérêt à soigner ces connaissances si vous désirez être réélu dans quatre ans.
Aujourd’hui, c’est rarement le cas. Bien qu’ils doivent parler le français et l’allemand, les candidats au Conseil fédéral n’ont aucun intérêt à apprendre l’italien. Ils n’ont pas besoin de chercher les voix des régions périphériques. Les groupes parlementaires ont le pouvoir absolu de nommer les candidats: les militants de leurs partis n’ont rien à dire. Cela est problématique car, souvent, les députés ont un intérêt personnel à soutenir un candidat plutôt qu’un autre (par exemple pour essayer de prendre sa place dans un gouvernement cantonal ou au Conseil des Etats, ou encore pour être mieux placés pour lui succéder un jour au Conseil fédéral). Cet état des choses constitue un désavantage, notamment pour les candidats italophones, comme on l’a constaté à maintes reprises depuis 1999. Je n’ai aucun doute qu’une femme ou un homme politique tessinois(e) aurait plus de chances d’être élu(e) par le peuple que par le parlement.
Malheureusement, le modèle proposé dans l’initiative de l’UDC contient un quota mal conçu et qui risque d’avoir un effet contreproductif précisément sur la cohésion nationale et les relations entre les groupes linguistiques. Il garantit en effet deux sièges à la «Suisse latine». Pour les conquérir, les voix des électeurs francophones et italophones auraient plus de poids que les voix des Alémaniques. On aurait, pour la première fois dans la Constitution, une institutionnalisation des régions linguistiques, un peu comme en Belgique. Les électeurs des cantons plurilingues seraient séparés les uns des autres. Les candidats francophones et italophones seraient en compétition entre eux pour occuper ces deux sièges garantis. C’est dommage, et il n’était pas nécessaire d’introduire un tel quota dans le texte de l’initiative. Les exemples des cantons plurilingues tels que Fribourg et les Grisons démontrent que, même en l’absence de quotas, les électeurs sont capables d’élire des gouvernements équilibrés d’un point de vue linguistique. Si on n’est pas persuadé que ces expériences peuvent être transposées au niveau national, il suffirait de prévoir une clause qui fixe le maximum (et non pas le minimum) de sièges par région géographique (et non pas linguistique). Une telle «clause régionale» suivrait la logique de l’ancienne clause cantonale, tout en étant plus flexible. Alors, que voter le 9 juin? Ni oui, ni non, mais blanc: c’est la seule option crédible pour quelqu’un qui est favorable par principe à l’élection directe du Conseil fédéral, tout en étant farouchement opposé au quota «latin» prévu dans le modèle spécifique sur lequel les citoyens sont appelés à se prononcer.
* Politologue au Centre d’études sur la démocratie, Aarau, Université de Zurich. Son dernier livre à paraître: Dialogue sur les quotas. Penser la représentation dans une démocratie multiculturelle (Paris, Presses de Sciences Po, 2013)
** Simulacre de démocratie. Election du CF par le peuple: une régression de la démocratie, par Andreas Gross, Fredi Krebs, Martin Stohler et Dani Schönmann (éditeurs), Saint-Ursanne, Editions le Doubs, avril 2013.