Quotas et recensements ethniques en Bosnie: un couple explosif

0

Le Huffington Post, 15 novembre 2013

Nenad Stojanovic, politologue

Les autorités de Bosnie et Herzégovine ont organisé, du 1er au 15 octobre dernier, un recensement de la population comportant des questions sur l’identité ethnique, la religion et la langue des habitants. C’est le premier depuis la guerre de 1992-1995, le dernier s’étant déroulé en 1991. Les premiers résultats ne seront pas publiés avant 2014, mais d’ores et déjà une chose est certaine: quel que soit le résultat, les leaders des principaux partis ethno-nationalistes ne manqueront pas d’instrumentaliser les nouvelles données à des fins politiques.

Une campagne d’intimidation bien orchestrée a par ailleurs tenté de forcer les citoyens qui ne désiraient pas s’identifier ethniquement et préféraient choisir la catégorie “Autres” à déclarer leur appartenance à l’un des trois “peuples constitutifs” du pays”: les Bosniaques (musulmans), les Croates et les Serbes. Se déclarer simplement “Bosnien” ou “Herzégovien” (tout comme jadis “Yougoslave”) est mal vu par les élites ethno-nationalistes, parce que cela pourrait mettre en danger le système des quotas ethniques sur lequel ils fondent leur pouvoir politique.

Du danger de l’ethnicisation en démocratie libérale

Les recensements ethniques sont discutables dans une démocratie qui repose sur des principes libéraux et républicains. Dans l’ouvrage Postethnic America: Beyond Multiculturalism (1995), l’historien américain David Hollinger souligne ainsi le rôle néfaste des recensements dans l’ethnicisation des États-Unis.

Selon Hollinger, ce type de recensement est en contradiction avec l’essence même de la démocratie libérale car “réduire les identités individuelles à leur composition génétique et à leur ascendance généalogique contredit catégoriquement la perception de Locke d’un individu auto défini et vraisemblablement s’appartenant lui-même, qui est à la base de l’auto définition américaine”.

En France, les “statistiques ethniques” ne sont pas disponibles, simplement parce que les recensements ne relèvent pas ce genre d’information. En Belgique aussi, depuis les années 1950 les recensements ne contiennent plus la question sur l’identité linguistique des habitants.

L’exemple belge a le mérite de montrer que les États peuvent parfois décider de ne pas poser de questions sensibles, sur l’identité ethnique ou linguistique des citoyens, pour ne pas déclencher de conflits. Les autorités de Bosnie et Herzégovine auraient certainement mieux fait, elles aussi, de ne pas inclure de questions identitaires dans ce nouveau recensement.

Les quotas ethniques

Rappelons en effet le lien entre recensements et usage de quotas ethniques. Les données statistiques tirées des recensements permettent de mesurer si telle ou telle communauté est sous-représentée au sein des institutions politiques, sachant qu’il devrait exister une corrélation entre le poids statistique d’un groupe donné dans la société et sa présence au sein des institutions. Dès lors qu’apparaît une forte sous-représentation, il existe une présomption de discrimination et cet argument est souvent utilisé pour justifier l’utilisation d’instruments spécifiques de discrimination positive, tels que les quotas qui permettent de garantir la représentation des groupes désavantagés.

Mais dans bien des cas, nul n’est besoin de données statistiques pour constater la sous-représentation de certains groupes ou pour mettre en place un système de quotas. En France, il ne fait aucun doute que les Français d’origine maghrébine sont sous-représentés à l’Assemblée nationale. Nous le savons parce que nous pouvons nous-mêmes constater qu’un seul député, Malek Boutih, siège au palais Bourbon. En Belgique, en revanche, les deux principales communautés linguistiques, flamande et francophone, sont reconnues sur une base paritaire. Par exemple, elles ont le droit au même nombre de sièges au gouvernement fédéral (en oubliant toutefois la petite minorité de langue allemande).

De même, chaque “peuple constitutif” de Bosnie et Herzégovine a droit à un siège dans la présidence tricéphale du pays, ainsi qu’au même nombre de représentants dans la chambre haute du Parlement. Les résultats du recensement en Bosnie et Herzégovine ne vont pas remettre en cause ce principe. Néanmoins, s’ils montrent que beaucoup de citoyens n’appartiennent à aucun des trois “peuples constitutifs”, le système des quotas ethniques sera remis en question. Dans ce cas, en effet, il faudra soit éliminer les quotas ethniques (en les remplaçant, par exemple, par des quotas territoriaux, tout en sachant que la plupart des communes sont ethniquement homogènes), soit prévoir des sièges réservés pour la catégorie “Autres”.

Cette question fait l’objet de vifs débats depuis que la Cour européenne des droits de l’homme a conclu en 2009 que les “Autres” sont discriminés en Bosnie, notamment parce qu’ils n’ont pas le droit à se présenter à certaines élections. Voici pourquoi, dans une démocratie fragile comme celle de la Bosnie, où tous les postes sont distribués selon un système de quotas ethniques, les résultats du recensement 2013 sont potentiellement explosifs.

http://www.huffingtonpost.fr/nenad-stojanovic/recensements-ethnique-bosnie_b_4273489.html

Comments are closed.