«En Suisse, même minoritaire, je gagne une fois sur deux»

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Grande Interview, Le Temps, 19.10.2019, pp. 10-11.

NENAD STOJANOVIĆ | Elevé en Bosnie, élu au Tessin, professeur à Genève et domicilié à Berne, le politologue évoque son histoire et son pays d’adoption, qu’il connaît mieux que beaucoup. Et rappelle quelques «évidences» que les Suisses d’origine ne voient peut-être plus eux-mêmes

Propos recueillis par Yelmarc Roulet

Ce dimanche, Nenad Stojanović commentera les résultats des élections fédérales en direct de Berne, pour la télévision de la Suisse italienne. Passionné de démocratie directe et de démocratie participative, affilié au Parti socialiste, il enseigne depuis un an la science politique à l’Université de Genève. Il nous a paru, par son parcours, être à lui seul un condensé de la Suisse d’aujourd’hui. Questions sur son intégration, son pays d’accueil, le populisme et la mobilisation des jeunes pour le climat.

Votre premier souvenir de la politique?

Les premières élections en Bosnie, en novembre 1990. J’avais 14 ans et, à Sarajevo, j’ai participé au meeting final du Parti réformiste, l’un des rares partis non ethniques. Tout le monde autour de nous prétendait être contre les partis ethno-nationalistes. Quelle déception quand nous avons appris que 75% des électeurs avaient fini par voter pour eux. Un an et demi après, le pays était en guerre.

Parlez-nous de votre enfance.

Une enfance urbaine, au centre-ville de Sarajevo, dans une famille de la classe moyenne. Mes deux parents ont fait des études universitaires et travaillaient dans la banque, mon père comme juriste et ma mère pour la formation continue des cadres. On se disait «yougoslave», nous n’étions pas touchés par les clivages ethniques.

Dans quelles circonstances avez-vous quitté la Bosnie, pour arriver au Tessin?

Le 16 avril 1992, dix jours après le début de la guerre. Des gens partaient, la communauté juive organisait son évacuation. Ma tante, qui habitait Lugano, nous implorait de quitter le pays. J’ai été le premier de la famille à partir, un peu comme on va en vacances, puisqu’il n’y avait plus d’école. Je suis arrivé à Lugano après un passage par l’Allemagne. Entre-temps, le siège de Sarajevo avait commencé, il n’était plus possible d’y retourner.

“Il nous a paru, par son parcours, être à lui seul un condensé de la Suisse d’aujourd’hui.” (Yelmarc Roulet, Le Temps)

Votre première impression de la Suisse?

Je me souviens du panneau «Uscita» après le Gothard et du mauvais temps qu’il faisait ce jour-là au Tessin! J’ai passé l’été à la piscine, avec mes cousines. Il n’y a pas eu de choc culturel, je venais d’une ville pour m’installer dans une autre. J’aurais certainement eu plus de difficulté à m’intégrer dans un village à 20 km de Sarajevo…

Comment s’est passée votre intégration?

J’ai été accueilli avec ouverture et j’ai eu la chance de pouvoir entrer dans un lycée privé, le Collegio Papio, à Ascona, dirigé par Giacomo Grampa, le futur évêque de Lugano. J’étais interne et je crois que j’ai appris l’italien en deux mois. J’y ai fait ma maturité fédérale.

A 24 ans, vous débarquez dans la Berne fédérale, d’abord comme journaliste parlementaire…

J’avais été interviewé par le Giornale del Popolo après avoir gagné le prix littéraire pour la jeunesse de Varèse, pour des contes. De fil en aiguille, j’ai fait un stage dans ce journal, des remplacements pour la rubrique culturelle, puis on m’a proposé le poste de correspondant au Palais fédéral. C’était mon premier vrai emploi. J’ai beaucoup travaillé sur la politique des transports, vu les intérêts du Tessin, ce qui m’a valu d’être engagé en 2002 comme collaborateur scientifique dans le staff du conseiller fédéral Moritz Leuenberger, pour un an et demi.

C’est lui qui vous a converti au socialisme?

Non, pas du tout! J’avais déjà des idées de gauche, que je défendais lors de débats au lycée. L’orientation politique n’était pas prescrite chez Moritz Leuenberger et j’ai pu rejoindre son équipe tout en ayant un permis B, ce que je tiens à souligner. Dix ans s’étaient écoulés depuis mon arrivée à Lugano et je me souviens avoir écrit dans mon journal intime: «Je sais maintenant quel est le pays qui me veut!» J’ai attendu d’avoir mon passeport suisse, en mars 2003, pour adhérer au PS.

C’est un beau parcours d’intégration. L’attribuez-vous à la chance? A votre talent?

Je crois qu’il faut beaucoup travailler dans la vie et aimer ce que l’on fait. Ensuite, il faut la chance de rencontrer sur votre chemin des personnes qui vous accordent leur confiance, et c’est ce qui m’est arrivé. J’ai avancé sans recommandations, sans «relations».

Comme politologue, vous vous intéressez au populisme. Au Tessin, vous l’avez vu monter sous vos yeux, avec la Lega.

Dans ma jeunesse, j’avais vu le désastre causé par l’ethno-nationalisme en Bosnie et mon arrivée en Suisse correspond en effet à la montée de la Lega. Quand j’ai été élu au parlement communal de Lugano, en avril 2004, Giuliano Bignasca, qui était président à vie de la Lega, et le maire PLR Giorgio Giudici, qui en était proche, ont cherché à m’avoir dans leur réseau. Mais comme je me suis mis d’emblée à critiquer la politique des transports de la ville, très polluante, et à contester des décisions arbitraires en matière de naturalisation, ils m’ont régulièrement attaqué dans Il Mattino, qui a titré un jour «L’ex-porte-serviette de Leuenberger qui a volé le travail de jeunes Tessinois.»

Ce populisme, est-ce votre bête noire?

Le populisme n’est pas mauvais en soi. Il contient une composante anti-élites, que je peux partager selon le contexte. Le Tessin sortait alors d’une période où la plupart des postes publics étaient le monopole du PLR et du PDC. Le mécontentement populaire s’exprimait beaucoup à travers le Parti socialiste autonome (PSA). Bignasca a lié le populisme anti-élitaire au nationalisme anti-étrangers, anti-frontaliers. La conception homogène du peuple, «la gente» comme il disait, c’est de là que vient le danger pour la démocratie, qui a besoin au contraire de pluralisme.

Est-ce pour cela que vous avez quitté le Tessin?

Non. Dès 1996, quand j’ai commencé mes études, j’avais un pied dedans et un pied dehors. J’ai fait ma licence de sciences politiques à Genève, le master à l’Université McGill de Montréal, puis le doctorat à Zurich. J’ai siégé au Grand Conseil entre 2007 et 2013 et il n’y a que deux ans que j’ai fixé mon domicile officiel à Berne. Mais ai-je vraiment quitté le Tessin? Mes parents y vivent toujours, je suis présent dans les médias, notamment par des articles d’opinion que j’écris régulièrement dans Il Caffè.

Etes-vous, bien que socialiste, de ceux qui espèrent une vague verte au parlement?

J’espère qu’il y aura une vague de centre gauche en général! Les socialistes sont tout aussi bien positionnés que les Verts pour défendre la cause de l’environnement. Je me situe moi-même dans l’aile environnementaliste du parti. Bien sûr qu’elle existe! Par exemple, il est stupide à mes yeux de défendre les subventions pour l’aéroport de Lugano, c’est un gaspillage d’argent public pour des intérêts privés. Mais il est certain qu’il y a des résistances dans l’aile syndicaliste du parti, au nom de la défense d’une quarantaine d’emplois.

On assiste, pour le climat, à une mobilisation comme il n’y en avait plus depuis longtemps. Ceux qui espèrent le changement risquent pourtant d’être déçus, en termes de sièges et de majorités. Le système politique suisse, garant de stabilité mais lent, est-il inadapté à notre époque d’«urgence climatique»?

Parfois, les choses bougent plus vite que ce qu’on pense, notamment grâce à la démocratie directe. Pensons au succès de l’Initiative des Alpes, en 1994, combattue par les autorités mais acceptée par le peuple. Même si elle n’a pas encore été appliquée à 100%, elle a longtemps été l’exemple cité par les écologistes de toute l’Europe pour montrer que les citoyens sont sensibles aux problèmes causés par des transports polluants et que leur voix peut faire la différence… à condition qu’on leur donne la possibilité de s’exprimer. Ce dimanche, il est très probable que la majorité que le PLR et l’UDC ont de justesse au Conseil national (grâce à deux élus de la Lega!) sera brisée. Mais ce ne sera pas la révolution, j’en conviens. Les réalistes ne seront pas déçus, ils savent que les changements de tendance se font progressivement.

Mais comment répondre à l’anxiété et au sentiment d’urgence présents chez beaucoup de jeunes? Si vos fils avaient l’âge de manifester, que leur diriez-vous sur le sort de la planète?

Mes fils manifestent déjà, ils ont accompagné mon épouse et ma belle-mère aux manifestations pour la grève des femmes, en juin! Mais il est vrai que l’urgence climatique est réelle et qu’il faut agir beaucoup plus vite par rapport aux rythmes habituels de la politique. Surtout, il faut agir au niveau global. C’est pour cela qu’il est important que les jeunes se manifestent partout sur la planète.

La participation en Suisse est faible, 48,4% aux élections de 2015. Est-ce grave ou faut-il se résigner à vivre avec cela?

Je ne serais pas surpris qu’elle dépasse cette fois les 50%, grâce à la mobilisation pour le climat justement. Mais notre taux de participation n’est pas comparable à celui des autres pays, en raison des multiples occasions de participer qu’offre la démocratie directe. Les abstentionnistes ne sont pas toujours les mêmes. En gros, 20% des électeurs votent toujours, 20% jamais et 60% font usage de leur droit une fois ou l’autre au cours d’une période donnée selon leur motivation pour tel ou tel objet. Non, cela ne me semble pas particulièrement grave. La participation est qualitative autant que quantitative: mieux vaut 45% de votants s’exprimant en connaissance de cause que 70% de participants non informés.

Une revendication revient régulièrement dans les manifestations pour le climat, celle d’assemblées citoyennes, voire d’un parlement désigné par tirage au sort. Qu’en pensez-vous?

Je suis favorable à des expériences locales. On pourrait tirer au sort ceux et celles qui seront candidats à l’élection, ou alors directement ceux qui siégeront. La communauté allemande de Belgique a instauré, à côté de son législatif et de son exécutif, un conseil citoyen de 24 membres, dont la moitié est tirée au sort. Ce conseil n’a pas droit de veto, mais des compétences de proposition et de consultation. C’est une erreur de considérer les élections comme la seule méthode valable pour sélectionner ceux qui prendront les décisions pour la communauté. L’une comme l’autre ont des avantages et des inconvénients.

Aujourd’hui, vous pilotez une expérience de démocratie participative avec la ville de Sion. Cela va-t-il dans le même sens?

Oui. Un groupe de 20 personnes représentatif de la population fera ses recommandations en vue des votations fédérales de février 2020, en complément des mots d’ordre des partis et des autorités. C’est une démarche innovante. Ces 20 personnes ont été sélectionnées parmi 200 volontaires, eux-mêmes issus de 2000 citoyens tirés au sort. Cela permet d’intégrer des gens qui habituellement ne participent que peu ou pas du tout, et de pousser davantage de citoyens bien informés à prendre part au scrutin. Le modèle, développé dans l’Oregon (USA), montre qu’une part des citoyens font davantage confiance à l’avis d’un tel panel qu’à celui des autorités.

En 2016, vous vous êtes profilé en lançant un référendum contre la loi d’application de l’initiative contre l’immigration de masse. Mais cette démarche a paru compliquée, voire tordue, et il vous a manqué la moitié des signatures nécessaires. Quelle leçon avez-vous tirée de cet échec?

Je le referais sans hésiter! C’était une démarche créative qui, pour une fois, utilisait le référendum non pas contre mais pour un projet, la libre circulation des personnes en l’occurrence. Il doit être possible de lutter contre les abus de la démocratie directe par les populistes avec les mêmes armes!

Etes-vous un inconditionnel de la démocratie directe?

Absolument. Beaucoup de politologues étrangers que je rencontre la craignent. Ils redoutent qu’elle ne se retourne contre les minorités. Mais c’est tout le contraire, dans le système suisse du moins, ce que je ne manque pas de souligner chaque fois que j’en ai l’occasion. La démocratie directe relativise le statut de minoritaire, puisqu’on peut être minoritaire et gagner une votation. Si je prends mon propre cas, bien que multi-minoritaire, comme Tessinois, socialiste et d’origine étrangère, je me retrouve à peu près une fois sur deux dans le camp des vainqueurs. C’est un point capital. Dans d’autres pays, un parti ethnique va certes défendre votre minorité, mais vous n’en serez pas moins toujours minoritaire.

Vous êtes d’origine étrangère, avez fait votre matu au Tessin, vous habitez Berne et vous enseignez à l’Université de Genève. Au fond, vous êtes le Suisse parfait!

Et vous oubliez que je passe régulièrement mes vacances dans les vallées romanches! J’ai une énorme chance d’habiter dans un pays comme celui-ci. Non seulement pour sa prospérité, mais pour ses régions linguistiques qui coexistent paisiblement. Moi qui prends beaucoup le train, je m’enrichis de cette diversité. Mon existence serait plus pauvre dans un pays monolingue. Pour ceux et celles qui n’en profitent pas, c’est dommage. Cela dit, la Suisse a une conception de l’identité nationale remarquablement libre. On peut être parfaitement Suisse sans parler la langue de la majorité et sans jamais sortir de son village!

Quelles sont aujourd’hui vos relations avec votre pays d’origine?

J’ai gardé la nationalité de Bosnie-Herzégovine et je retourne régulièrement à Sarajevo. C’est la ville de mon cœur, mais il s’agit d’une relation détendue, comme avec la Suisse. Je n’ai ni l’obsession des racines ni celle du converti pour sa nouvelle appartenance.

PROFIL

1976 Naissance à Sarajevo.

1992 Arrive à Lugano, fuyant la guerre.

2000 Correspondant parlementaire pour le «Giornale del Popolo».

2002 Collaborateur scientifique chez le conseiller fédéral Moritz Leuenberger.

2003 Obtient la nationalité suisse.

2007 Election au Grand Conseil tessinois.

2011 Mariage avec Lisa, une Zurichoise dont il a trois fils.

2012 Nommé à la Commission fédérale contre le racisme.

LE QUESTIONNAIRE FÉDÉRAL

Un adjectif pour qualifier le citoyen que vous êtes?

Un démocrate radical.

Quelque chose à changer dans le système politique suisse?

La transparence dans le financement des partis et des campagnes pour les élections et les votations.

Une figure politique suisse que vous admirez?

Ruth Dreifuss, pour sa cordialité, son intelligence et sa ténacité politique.

Une figure politique suisse que vous détestez?

Quelques hommes de la Lega dei Ticinesi sont proches de la limite au-delà de laquelle je pourrais développer un tel sentiment.

Combien de langues nationales maîtrisez-vous?

Toutes, sauf la quatrième. Mais lorsqu’on parle beaucoup de langues, il n’y en a aucune qu’on maîtrise vraiment.

A quel point vos idées ont-elles changé depuis vos jeunes années?

J’étais eurosceptique lors de mes études, à la fin des années 1990, alors qu’il y avait beaucoup d’«euroturbos» autour de moi. Aujourd’hui, je suis europhile et membre du comité national du Nomes, alors que beaucoup sont europhobes.

Une cause politique qui vous tient particulièrement à cœur?

La lutte contre les discriminations.

Si l’un de vos fils, quand ils seront grands, vous annonce qu’il veut se lancer en politique?

Je l’encouragerai et lui donnerai quelques conseils que j’aurais aimé recevoir avant de m’y lancer moi-même. Surtout en ce qui concerne les luttes à l’intérieur de son propre parti, les frustrations qui en résultent et qu’il faut apprendre à gérer.

Votre plat suisse préféré?

La raclette.

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